trombas

Les Trompes : instruments ambivalents.

Les « trombas » de la Vespa conservées au palais Lascaris, à Nice, sont constituées d’un ou plusieurs cougourdons longs et assemblés, avec un pavillon de la même matière.

Près de l’embouchure ou intégrée à celle-ci, se trouve une fine membrane, un mirliton, qui modifie et amplifie le son de l’instrument. Ces instruments peuvent être imposants (entre 40cm et 3m de long, munis d’un pavillon pouvant mesurer jusqu’à 60cm de diamètre) et ont des formes organiques et truculentes.

On peut classer l’instrument dans deux familles : soit les aérophones si le son provient des lèvres du musicien mises en vibration par son souffle, soit les amplificateurs/altérateurs de voix si le son est émis par les cordes vocales du chanteur. Ces deux usages ne s’excluent pas l’un l’autre. Par ailleurs, l’instrument, dans les deux cas, fait référence aux trompes, trompettes, richement symboliques dans l’imaginaire populaire.

L’imaginaire populaire et les trompes

La trompe ou trompette est avant tout un instrument privilégié pour annoncer bien haut ou avec fracas un évènement. Nous avons en mémoire l’image des buccins romains sonnant une arrivée remarquable, les trompettes bibliques réduisant Jéricho en poussière, ou encore annonçant (ou provocant ?) l’Apocalypse. Attribut de Gabriel, le Régent de la Lune et des anges, la trompette sert à sonner l’appel à l’éveil, souvent appelé le Réveil des morts ou le Retour au Royaume du Père, dans un éclat d’énergie.  Elle règle les principaux moments du jour et annonce les grands moments historiques et cosmiques… Avant la généralisation des cloches, c’étaient les trompettes qui appelaient les chrétiens à la prière. Entre les mains des bergers, les trompes rassemblaient aussi les troupeaux. Manipulées par les chasseurs, elles servent encore à signaler et localiser le gibier dans l’espace.

En cela, les trompes et trompettes anciennes sont synonymes de grandeur et de puissance. Elles ont le pouvoir de sonner le chaos, ou au contraire de structurer le temps et l’espace des humains, c’est-à-dire d’ordonner la société.

Nous en avons un bel exemple dans le Midi médiéval, où la femme adultère et son complice sont promenés dans les rues accompagnés par un crieur public « qui tantôt sonne la trompette pour inviter la population au spectacle, tantôt proclame la mise en garde rituelle qui aital fara, aital pendra»⁸ L’instrument joue ici un rôle de convocation pour dénoncer les abus et rappeler à tous l’ordre moral.

Certaines trompes étaient autrefois fabriquées en terre cuite. Ces instruments d’appel pour les bergers, étaient parfois joués en troupe lors des charivaris ou autres fêtes religieuses. « Ces petites trompettes en poterie produisent un son volontairement « vilain », et il n’était pas rare, lors des assemblées du 24 juin et autour des feux de Saint-Jean que les garçons s’en servent pour faire peur aux filles. Dites « pétadou », ces trompettes d’argile étaient vendues à Marseille »⁹ A Aubagne, on les nommait « Taraïettes », d’après une légende locale, elles étaient sonnées pour appeler le vent.¹⁰ Nous avons recueilli le témoignage d’un vieil homme qui se souvenait de « ces instruments qui étaient fabriqués par la tuilerie de Cessenon et dans lesquels les enfants soufflaient à l’église le jour du Vendredi Saint, c’est-à-dire au moment de la mort du Christ. (…) ce genre de cérémonie s’appelait Les Ténèbres.» Instrument provocant l’effroi, utilisé pour les Ténèbres ou pour éveiller l’esprit du Vent, l’esprit des Fous, la trompe d’argile ne se retrouve plus de nos jours dans les fêtes populaires.

Mais rappelons que ces usages étaient réservés aux trompes et trompettes, alors que les instruments de la Vespa sont munis, en plus, d’une membrane vibrante. La mise en vibration -par le souffle ou la voix- d’un élément supplémentaire, un vibreur ajouté à la trompe, est assez originale.

Les instruments à « vibreur »

On retrouve le vibreur dans les trompes carnyx, qui étaient utilisés par les Gaulois pour effrayer leurs adversaires. Leur pavillon avait une forme animale dont « la gueule ouverte (…) possédait une langue en bois (montée sur un axe) qui vibrait à certaines fréquences, produisant des sons puissants…. », selon Diodore de Sicile. Il est saisissant de constater que l’effet acoustique est exactement le même avec un mirliton, positionné quant à lui près de l’embouchure d’une trompe quelconque.

Un effet similaire est constaté lorsqu’une fêlure importante se forme sur l’instrument en cougourdon, ce qui n’a pas échappé aux voisins des niçois puisque « dans le Nord-Ouest de l’Italie, un instrument particulier est élaboré à partir d’une courge (…), coupée en deux, et tenue devant la bouche à deux mains, elle devient le ravi, qui sert de modificateur de voix.»¹¹

Ce modificateur de voix est quant à lui très proche du bigophone (ou bigotphone), inventé à Paris en 1881 par Joseph Bigot. Il s’agit d’un mirliton prolongé d’un tube et d’un pavillon, en carton. Les bigophones ont remporté un vif succès : à cette époque beaucoup d’harmonies, fanfares ou chorales populaires ont profité de cet instrument facile à jouer (il suffit de chanter dedans), et très cocasse. Ils prennent toutes sortes de formes excentriques et sont fabriqués dans de nombreux matériaux. Les groupes de bigophones, appelés sociétés, sont joyeuses, buveuses, et véhiculent un esprit fêtard. Ils s’exportent, comme en témoignent de nombreux journalistes : « ceux de Vichy se rendirent l’hiver dernier (1894 ndlr) à Nice, où ils enlevèrent un prix de mille francs en espèces dans un concours de lecture à vue. Quand on peut lire à vue, on n’a plus besoin de mirlitoner dans de grandes pipes. » ¹² Les sociétés bigophoniques se répandent dans le Midi, principalement dans les villes et bourgades, où ils ne sont pas appréciés de tous. Dans la fanfare de bigophones du quartier de la Trivalle à Carcassonne on recrute à condition d’ignorer tout du solfège. On souffle dans d’énormes instruments sur lesquels on porte en guise de partitions des cartons de loto. Et au Carnaval, les bigophones se déchainent à tel point que, lors du défilé en ville, les autres fanfares s’éloignent le plus possible d’eux afin de s’abriter de leur joyeux tintamarre. 

Mais victime de leur succès, critiqués par certains mélomanes leur reprochant leur vulgarité et prétendant que « ce n’est pas un instrument de musique », ou encore bannis par les politiques voyant dans les sociétés bigophoniques un organe de propagande communiste, ils tomberont petit à petit dans un oubli total.

L’ambivalence

Dans le catalogue de l’exposition « l’instrument de musique populaire », Claudie Marcel-Dubois, à la tête de 6 ethnologues du musée des ATP, semble partagée sur la question : elle nomme clairement les bigophones de la société « Lo Ravanet » de Menton, mais désigne, à la même page, les instruments de la Vespa sous les termes de « trompette  à mirliton» et « tuba à mirliton », sans les rattacher aux bigophones.

Au Palais Lascaris, la seule embouche restante ressemble à un « kazoo ». C’est une embouchure de la marque Stentor destinée aux joueurs de bigophones : « plus sonore, plus résistant »¹³. Ainsi, les textes actuels décrivant la Vespa parlent d’un orchestre de gens simulant une fanfare, mais faisant en réalité surtout du bruit. Cependant, certains compositeurs ont proposé de nombreux arrangements à 4 voix pour orchestres de bigophones, et certaines œuvres ont même été écrites spécialement pour ces instruments très en vogue. Or, selon Berlioz, dans son grand Traité d’instrumentation et d’Orchestration modernes (1843), « Tout corps sonore mis en œuvre par le compositeur est un instrument de musique. »

Alors, musique, ou simulacre ? Trompettes ou Kazoos ? Certains dessins de G.A Mossa figurent des bigophonistes aux joues gonflées : il semble possible que les musiciens des Vespa de Nice aient su tirer des sons de leur instruments, en soufflant ou en chantant. Annie Sidro nous transmet ses doutes : « je ne suis pas sûre de la façon de souffler dedans ».

De nos jours il reste encore à notre connaissance deux sociétés bigophoniques : Le ravanet à Menton, et Le Cougourdon Sospellois, dans l’arrière –pays Niçois. D’un autre côté la Vespa Cougourdon Ourchestra de Toulouse a choisi de souffler dans les trompes comme dans de « véritables instruments ».

L’alternative entre le « véritable instrument » et le « faux instrument », n’est pas seulement une querelle organologique. Elle réfère directement à l’usage qui est fait de ces instruments, produisant soit une musique, soit une paramusique. « Par le terme de paramusique, on désignera les phénomènes sonores, organisés volontairement, en temps de rituel, et se situant à la frontière du son musical et du signal bruit. » (C. Marcel-Dubois). En effet, les sons discordants auraient pour rôle de chasser les âmes des morts, et de les empêcher d’entrer dans les corps des vivants par leurs oreilles.

Cette présence simultanée du vivant/mort, organisé/chaotique, musical/buyant, vrai/faux, se retrouve donc dans la nature même des trompes : des instruments à haute valeur symbolique, à la lisière des mondes. Ils servent à la fois à appeler les vivants et chasser les morts. Elles sont utilisées pour rappeler à l’ordre, mais peuvent aussi annoncer le chaos. Les trompes, animées par le souffle, sont l’expression même de la vie, mais s’adressent pourtant aux deux mondes : les Ténèbres et la Lumière.

J.Desigaud, 2016

Notes:

8 : J.M. Cabasse, « currant nudi, la répression de l’adultère dans le Midi médiéval (XII-XVe siècle) » dans Droit, histoire et sexualité. Textes réunis et présentés par J.Poumarède et J-P .Royer, Lille, 1987, p.89.

9 : Claudie Marcel-Dubois, L’instrument de musique populaire,usage et symboles. Catalogue d’exposition, ed.de la Réunion des musées nationaux, paris 1980. P210

10 :ibid.p211

11 : Lucie Rault, Instruments de musique du monde, ed. La Martinière, 2000, p.208.

12 : Le G. Davenay, publié dans Le Figaro , Récit de l’invention et du développement du bigotphone, le 16 aout 1895 .

13 : En 1927 , on lit dans le catalogue d’un magasin parisien d’articles festifs

« Nouveautés Sensationnelles pour les Bigophonistes

Une embouchure en métal blanc amplifiant le son remplaçant les embouchures en bois. Cette embouchure très pratique ne peut s’abimer ni par l’humidité ni pour aucune cause et la membrane vibrante se remplace à volonté, donc plus d’instruments aphones, tous donneront le maximum de son — ce sera un potin infernal.

Prix de chaque embouchure Stentor…………………………………………………………………………. 5 frs. »

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